THE LS JAZZ PROJECT
Philip Catherine
Caluire & Cuire, le 11 décembre 2001.
Propos recueillis par Estelle Bouin et Kelly Chauffour.
Comment avez-vous débuté la musique ? Y avait-il des musiciens dans votre famille ?
Du côté de ma mère, oui. C’était une grande mélomane, elle aimait beaucoup la musique. Sa sensibilité musicale était très grande et elle jouait aussi un peu de piano. Son père, que je n’ai pas connu car il est mort avant ma naissance, était violoniste professionnel dans un orchestre symphonique à Londres. Il paraît qu’il était premier violon.
Cela vous a t’il influencé ?
C’est ma mère qui m’a le plus influencé. Je trouve qu’elle avait une façon particulière d’entendre la musique. Elle était très sensible à la musicalité de ce qu’elle écoutait, si c’était bien chanté, bien joué… Elle remarquait tout et exprimait ses sentiments à travers l’écoute musicale. Elle est morte il y a seulement un an et demi et, c’est encore récent, je lui ai fait entendre divers genres musicaux. Et je réagissais à sa façon personnelle de réagir à la musique. Je lui demandais souvent conseil d’ailleurs.
Comment avez-vous choisi votre instrument ?
J’ai pris cet instrument par hasard. J’ai acheté ma guitare, je ne sais plus très bien en quelle année, en 1955 ou 1956… Je n’ avais encore jamais entendu cet instrument. A cette époque-là, on ne l’entendait pas comme aujourd’hui. La première guitare que j’ai entendu à la radio a été celle de Georges Brassens. C’est grâce à lui que j’ai acheté ma guitare et, j’ai demandé au magasin s’ils connaissaient un professeur de guitare afin d’apprendre les chansons de Brassens. Mais très vite, j’ai appris d’autres choses ! Le jazz, c’est une musique de rencontres.
Comment choisissez-vous les gens qui vous accompagnent ?
En fait, vous avez raison. C’est une musique où les rencontres sont importantes. Pour découvrir de nouveaux musiciens, la plupart du temps, c’est le bouche à oreille qui fonctionne. J’entends parler d’un musicien et ainsi de suite… En 1985 par exemple, je jouais avec Chet Baker. Un jour, Chet m’aparlé d’un bassiste, qui s’appelle Hein Van De Geyn, que je ne connaissais pas du tout à l’époque et qui en plus habitait ma ville, Bruxelles. Dans le même temps, un ingénieur du son m’a parlé du même bassiste. Je l’ai appelé, il est venu chez moi avec sa basse, et tout de suite cela sonnait bien. Depuis 1985, nous jouons régulièrement ensemble. Le bouche à oreille était de bon conseil. Lui-même (Hein Van De Geyn) m’a parlé du pianiste avec qui je joue ce soir, Bert Van Den Brink. En effet, lors d’un voyage, Hein m’a fait écouter une cassette de Bert Van Den Brink dans le train et je l’ai découvert ainsi. Je l’aurais pas entendu à la radio ! C’est ainsi que les choses se font. Alors j’ai invité Bert à joindre notre groupe.
Quel bénéfice tirez-vous de ces rencontres ?
Il est énorme. Comment dire ? D’abord je ne joue jamais seul sur scène. J’ai besoin des autres, ils m’apportent beaucoup, et j’aime que la musique soit interactive. Alors on s’arrange pour que cela le soit le plus possible. L’un joue et je réagis. On s’écoute jouer. Parfois on ne réagit pas sciemment car cela peut être intéressant aussi. Donc le bénéfice est immense ; c’est tout ce que l’autre peut apporter à un groupe.
Est-ce que les gens avec qui vous jouez deviennent des amis ? Sont-ils plus que rencontres musicales ?
Ils n’empiètent pas sur ma vie privée, mais je suis en général très amis avec les musiciens qui m’accompagnent car nous partageons beaucoup de temps ensemble. Dans les faits, on se voit peu à domicile car nous habitons dans des pays différents. Mais aujourd’hui par exemple, avec le batteur et le pianiste, on a passé plus de trois heures ensemble dans le train. Cela laisse du temps pour les discussions et nous continuerons encore demain en rentrant. Seules les distances géographiques entre nos lieux de vie nous empêchent de nous voir plus souvent.
Quelle est la rencontre qui vous a le plus marqué ?
Les personnalités qui m’ont marqué sont nombreuses ; j’ai eu beaucoup de chance. L’âge aidant, depuis le temps que je joue, j’ai rencontré beaucoup de monde. Si je ne devais en citer qu’un, je dirais Chet Baker. C’était sans doute le plus musical et le plus profond des musiciens avec qui j’ai joué. Mais c’est injuste de ne citer que lui.
Vous composez beaucoup, d’où vient votre inspiration ?
En fait, je suis à la recherche de quelque chose qui me parle. Cela me demande du travail, de la concentration. J’aime faire quelque chose qui n’existe peut-être pas, je l’espère du moins, et qui me parle. Pour la composition, j’utilise tout ce qu’il est possible d’utiliser, un crayon, une gomme, un ordinateur, ma guitare. Dans le temps j’utilisais le piano, des enregistreurs. Mais ce que je recherchevraiment dans la musique quand je compose des mélodies, c’est ce quelque chose qui me touche quelque part, en espérant évidemment que cela émeuve également les autres. C’est un travail qui prend du temps.
Est-ce compatible avec la vie du jazzman, toujours sur la route ?
Je ne suis heureusement pas toujours sur la route. Cela fonctionne par période. Je fais une centaine de concerts par an, ce qui me laisse finalement deux cents jours loin de la maison avec les déplacements. Votre question est très bonne car c’est difficile pour moi de passer de la vie à domicile à la vie en tournée. J’éprouve toujours des difficultés à partir de la maison. j’appréhende cela parce que souvent je suis plongé dans un travail de composition, ou alors je travaille la guitare, la technique, et c’est difficile de tout laisser en plan. J’ai peur de casser mon élan. Alors sur la route, je m’arrange différemment, je vis d’une autre façon, j’aménage mon temps. Tout à l’heure par exemple, je suis arrivé à l’hôtel et j’ai pu faire une heure de guitare avant de venir à la salle de concert. J’ai continué mon travail sur une composition personnelle et je crois avoir trouvé la solution pour achever un passage de ce morceau. Je saisis les occasions.
N’avez-vous jamais imaginé une autre vie ?
Mais je ne savais pas du tout que je serai musicien un jour ! Je n’avais pas encore imaginé cela. J’ai toujours eu du mal à imaginer l’avenir. Encore aujourd’hui, c’est un exercice difficile. Je ne sais pas ce que j’aurais pu faire d’autre. Je sais seulement que je jouais déjà avec des professionnels en 1961, à l’âge de dix-sept ans. Je n’avais pas fini mes études secondaires. On m’avait dit que j’étais doué pour la musique et qu’il fallait que je m’y consacre entièrement. Contrairement à cela, j’ai fait des études de droit et de sciences économiques parce que je ne pensais aucunement à devenir musicien, même si je jouais avec des musiciens professionnels. Je crois que j’avais peur de rentrer dans la vie professionnelle. Peur des risques, peur de rater mon coup. La musique était mon violon d’Ingres. Je jouais durant les week-ends et les vacances scolaires, notamment avec Lou Bennett, un organiste américain. Dans les années soixante, il m’a emmené en Tchécoslovaquie, en Espagne. On a fait plein de voyages professionnels ensemble. Mais les études continuaient et j’imaginais peut-être travailler dans une banque, derrière un guichet, allez savoir ! Je ne voyais vraiment pas ce que j’allais faire de ma vie. C’est par chance que j’ai continué dans la musique. Je dois de la gratitude à Jean luc Ponty. A 28 ans, alors que je terminais mon service militaire, il m’a demandé dans une lettre de rejoindre son quintet. C’était le dernier jour de mon service, le 25 novembre 1970, jour de la sainte Catherine ! C’est comme ça que j’ai débuté ma carrière, et je n’ai jamais arrêté depuis. Donc, imaginer une autre vie, je ne sais pas. Médecin peut-être, entrer dans les ordres… (rires) ! facteur…
Vous avez des enfants ?
Oui, j’ai deux filles qui ont vingt-cinq et vingt-trois ans. L’une sera médecin et l’autre est D.J. Elle fait de la house music.
D’un concert à l’autre, d’une ville à l’autre, quelles impressions retenez-vous des lieux que vous traversez ?
Je me souviens surtout des gens que je rencontre, le personnel des hôtels, les taximans, les contrôleurs de tickets dans les trains, les sonorisateurs, les éclairagistes, les jeunes qui m’interviewent sur les lieux de concert ! le public, les garçons de public. Je n’ai pas le temps de visiter les lieux, les monuments, alors ce sont les gens qui demeurent dans ma mémoire.
Ca en fait pas mal !
Oh oui, dans le monde entier.
Quelle question ne vous a t’on pas posée à laquelle vous aimeriez répondre ?
Oh, c’est une bonne question ça ! peut-être auriez-vous pu me demander quelles sont les qualitésnécessaires pour faire de la musique. Je crois qu’il en faut tout un mélange. En tout cas, il faut du courage, de la persévérance et de la concentration. Personnellement, j’ai du mal à me concentrer,mais c’est en musique que j’y parviens le mieux. En général, je fais toujours plusieurs choses en même temps. Du coup, je suis distrait et j’oublie mon ordinateur dans le train par exemple, etc. Même quand je fais de la musique, il m’arrive malheureusement de penser à d’autres choses. Je fais des gammes pendant que j’imagine ce que je pourrais écrire… Sortir du présent, c’est très mauvais pour moi ! J’essaie tant bien que mal de rester concentré sur ce que j’ai à faire.
C’est pas facile ?
Non, c’est pas facile. Mais qui a dit que la vie serait facile ? La vie est difficile, ça c’est sûr. Je regrette que l’on n’informe pas suffisamment les enfants, dès leur plus jeune âge, que la vie est difficile et qu’il nous faut, en quelque sorte, essayer de ne pas la compliquer plus encore.
Après toutes ces années, toutes ces rencontres, n’y a t’il pas de lassitude ? Est-ce toujours une fête de venir jouer sur scène ?
Je crois que cela dépend de l’hygiène de vie que l’on a. J’ai eu des périodes difficiles, où je buvais beaucoup par exemple, qui ont engendré des moments de lassitude et de désespoir. Mais aujourd’hui, je vis de manière plus saine, alors je m’amuse partout où je vais ! En tout cas plus qu’avant.